De l'endoctrinement

A. Durrmeyer & A. Tripoz

Paru dansAprès la révolution – Santé publiqueDécembre 2019

Les projets qui suivent ont été réalisés par des étudiant·e·s de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Saint-Étienne, inscrit·e·s au sein d’un enseignement de Master intitulé « Architecture as a political practice ». Comme son titre le laisse supposer, cette pédagogie procède d’une tentative d’endoctrinement. Cet objectif ne constitue pas une nouveauté, encore moins un scandale ; on peinerait, en effet, à dénicher parmi les démarches éducatives, actuelles ou passées, la moindre expérience qui ne relève de la transmission d’une doctrine. Et pour cause : enseigner quelque chose implique nécessairement l’élaboration d’un point de vue ; et il est permis d’espérer qu’être enseigné l’implique également. Or, un point de vue est justement ce qui convertit une information en doctrine.

À celles et ceux parmi les enseignant·e·s (et les autres) chez qui les précédentes lignes susciteraient une noble indignation, on proposera deux pistes de réflexion – et pourquoi pas, d’apaisement. La première, étymologique, les invite à considérer le terme d’« endoctrinement » dans son acceptation originelle, c’est-à-dire, ni plus ni moins, un synonyme d’« enseignement » (c’est précisément la signification du latin doctrina). On conviendra que cette argumentation laisse un arrière-goût de pusillanimité : la pirouette pléonastique, si elle constitue une diversion efficace, ne soulève que modérément l’enthousiasme ; éviter un obstacle n’a pas la même saveur que de le pulvériser.

La seconde piste nous engage ainsi résolument dans cette entreprise de démolition : il s’agit d’admettre que l’existence d’un point de vue objectif chez l’enseignant·e relève du même degré de plausibilité que l’existence du père Noël. Car comment imaginer, en effet, la possibilité d’un tel regard absolu, ou pour le décrire en termes philosophiques, « géométral » ? Comme l’écrit Frédéric Lordon : « Leibniz nomme “géométral” de toutes les perspectives le point de vue sur tous les points de vue, le point de vue suprême qui cesse d’être un point de vue particulier parce qu’il les synthétise tous. Le géométral, c’est le point de vue de Dieu¹. » On conviendra aisément d’une tendance mégalomane chez les architectes, mais tout de même pas au point d’assumer la charge écrasante d’une mission divine.

En dernier ressort, on pourra objecter l’ineptie radicale du caractère doctrinal de l’enseignement, en affirmant qu’un·e bon·ne enseignant·e n’a justement pas de point de vue. C’est précisément à ce niveau que se situe l’originalité de la pédagogie ici développée : elle affirme d’une part la nécessité d’une prise de position, et démontre d’autre part, en creux, que refuser de prendre position, revient, de fait, à prendre celle de l’opinion dominante. Enseigner sans point de vue, c’est donc tolérer l’organisation d’un appareil productif du bâti consommant 45 % de l’énergie nationale et responsable de 25 % des émissions de gaz à effet de serre ; c’est promouvoir la suprématie de la sphère économique sur toutes les autres et l’asservissement du projet architectural à la maximisation du profit ; c’est accepter de participer à la ségrégation sociale, raciale et de genre, à l’accroissement des inégalités, à la banalisation de la corruption, au maintien d’un ordre autoritaire et brutal ; bref, c’est assumer une fonction destructrice de l’environnement, de la culture et de la société.

La question n’est donc pas de se positionner pour ou contre un enseignement idéologique, mais bien de savoir à quelle idéologie on adhère. C’est au niveau de ce qui se transmet – les conditions, les moyens et les fins de cette transmission – que se situe le véritable champ de bataille. Nous touchons ici à l’aspect proprement politique de cette démarche : formuler les hypothèses des « comment », « pourquoi » et « avec qui » construire les formes d’organisation alternatives au système capitaliste globalisé.

Car de même que refuser toute idéologie revient à embrasser l’idéologie dominante, refuser tout engagement politique c’est faire sienne la politique actuelle. Il faudrait, en effet, être bien naïf·ve pour se joindre au choeur des voix déplorant l’abandon de toute ambition politique au sein des écoles d’architecture. C’est qu’on tendrait à confondre, là encore, l’absence de projet politique et la parfaite adhésion au projet politique imposé par nos gouvernant·e·s. Or, le projet politique néolibéral reflète une ambition aussi dévorante que mortifère, à savoir la soumission pleine et entière des décisions politiques aux conditions de l’économie ; il restreint ainsi le possible à ce qui est déjà présent, le désirable à ce qui est déjà acquis, le pensable à ce qui est déjà pensé. Autrement dit, il définit la politique comme le processus de désintégration des conditions d’exercice de la politique.

Ce constat n’est pas neuf. Jacques Rancière, il y a plus de vingt ans, écrivait déjà : « Certains continuent à confondre la politique avec l’art de gouverner alors qu’elle est ce qui ne cesse de le contrarier. La politique est la manière de s’occuper des affaires humaines qui se fonde sur la présupposition folle que n’importe qui est aussi intelligent que n’importe qui et qu’il y a toujours au moins une autre chose à faire que celle qui est faite². » En ce qui concerne notre sujet, c’est-à-dire le rôle des enseignant·e·s dans les écoles d’architecture, la ligne principale de démarcation entre leurs objectifs pédagogiques apparaît ainsi avec une confondante clarté : d’un côté, celles et ceux pour qui la pratique de l’architecture consiste à s’inscrire dans un ordre existant et le perpétuer ; de l’autre, celles et ceux pour qui la pratique de l’architecture consiste à questionner un ordre existant et le transformer.

Les modalités et le cadre de ces interrogations sont larges. Toutes se fondent pourtant sur une méthodologie aussi élémentaire qu’indispensable : appuyer sa réflexion sur un corpus de textes précis, engagés, contradictoires ; bref, tenir que le projet s’édifie sur un savoir, et de là, peut s’articuler comme appareil critique.

Il s’agit, par exemple, d’analyser la subordination de la pratique de la médecine à la gouvernance par les nombres, et de proposer les conditions de son émancipation (“Reconquérir le pouvoir sur nos corps”) ; ou encore d’étudier les mécanismes de marchandisation des produits pharmaceutiques et d’y opposer la formulation d’un système alternatif de brevet et d’un financement par l’investissement (“Rétribuer la recherche”) ; on y cartographie les diverses expériences historiques et fictionnelles des formes d’autonomie face à l’exclusion, l’oppression ou la stigmatisation (“La carte de la clémence”) ; certain·e·s décortiquent le fonctionnement de la Sécurité sociale et sa destruction par d’absurdes objectifs de rentabilité, et suggèrent par conséquent la création indépendante d’une organisation de Santé Collective (“Et si nous perdions cette bataille ?”) ; d’autres, enfin, engagent une réflexion sur l’altérité et ses mécanismes de perception à travers les images du malade, du monstre ou du fou, esquissant l’avenir souhaitable de leur banalisation (“Reflets modernes et conflits réels”).

Alors, oui, « Architecture as a political practice » relève d’une doctrine. Une doctrine qui engage le projet d’architecture au-delà de la production de bâti, et ses participant·e·s à penser le travail, la guerre, la politique ou en l’occurrence, la santé publique ; une doctrine qui invite chacun·e à croire en ses propres capacités critiques et à les employer ; une doctrine qui conçoit l’éventualité de l’émancipation face à la fatalité de la servitude ; une doctrine qui affirme que le monde ne se résume pas à ce qu’il est, mais qu’il comprend aussi l’ensemble des opportunités de ce qu’il pourrait être.

Il reste à espérer que les projets présentés dans ce numéro sauront susciter à leurs tours critiques, réflexions, enthousiasmes et idées chez ses lectrices et lecteurs. Car c’est, au fond, l’ambition véritable de ce programme pédagogique : fabriquer, au dedans et au dehors des frontières de l’académie, une communauté plus vaste de partage des pensées, des expériences, des pratiques, des doutes, des espoirs, des désirs et des luttes.

1 Frédéric Lordon, « Charlot ministre de la vérité », La pompe à phynance, Blog du Monde Diplomatique, 2017. [https://blog.mondediplo.net/2017-02-22-Charlot-ministre-de-la-verite]. On ne saurait trop conseiller la lecture intégrale de cet article.  

2 Jacques Rancière, Chroniques des temps consensuels, Paris, Seuil, 2017. Voir p. 15.  

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